
Le virus de l’infini
“Délabrement”, “Nivellement par le bas”, “Lamentable”.
Les réactions négatives, pour ne pas dire incendiaires, à l’introduction récente de la réforme de l’orthographe ne manquent pas sur la toile. Les esprits s’enflamment, crient à la destruction de la langue, à l’apocalypse de la culture.
C’est dans l’air du temps et des évolutions, d’une société qui ne demande que de l’efficacité, du résultat.
S’ébroue, sur le site du Figaro, un homme pour qui cette réforme représente l’apogée du machiavélisme intellectuel, de l’avilissement des masses. C’est vrai quoi, cette idée qu’une langue doit être efficace et amener des résultats, quelle connerie !
Une grande partie de l’affront causé par cette réforme vient du fait que rendre l’écriture de la langue efficace, lui ôter ses complexités et incohérences lui enlèverait quelque chose. Une forme de charme, dont la source serait qu’elle n’est pas parfaite, un peu bancale, souvent illogique. Simplifier l’orthographe, c’est enlaidir le français.
Pire encore! C’est limiter le champ des possibilités intellectuelles de ceux qui le parlent.
Cet argument serait valable si la réforme en question avait touché au fondement même de la langue, à sa structure. Eussions nous supprimé l’imparfait du subjonctif, parce que trop peu utilisé, qu’en effet on pourrait critiquer une approche trop utilitariste de la langue.
Mais l’orthographe n’est pas la langue. L’orthographe, c’est l’ensemble des principes qui régissent l’écriture de la langue. L’orthographe, c’est la forme telle qu’on la pense juste à un moment donné.
Ne pas permettre à quelqu’un d’exprimer la nuance de l’imparfait du subjonctif, c’est lui ôter un outil. Mais cette réforme, qui ne fait que normaliser des règles d’utilisation peu claires et inexplicablement obscures, n’ôte rien à la substance de la langue. Elle enlève cependant le plaisir de débusquer le gueux qui aurait commis l’impair inexcusable d’écrire “portemonnaie”, et je suis sûr qu’il manquera à beaucoup.
Ceux qui se plaignent de cette réforme se plaignent de l’abêtissement de la société. Ce vieux reliquat romantique qui voudrait que de la difficulté naît la grandeur, que la beauté ne peut prendre racine que dans l’adversité, que rien de beau ne peut surgir du simple, que l’art ne peut exister quand il est aisément compris, ce reliquat là est à mon sens hautement français.
Il y a, en France, un attachement sentimentale profond à la distance et à l’incompréhension, comme si une chose qui se pouvait aisément aborder n’en valait pas la peine. Il est plus excitant de se battre pour une femme qui se refuse, il est plus noble de guerroyer pour une cause perdue, il est plus beau de ne pas comprendre ce que la personne de savoir dit. Un académicien parlant au sommet de sa maîtrise un français au style soutenu ne sera pas compris par le commun des mortels.
La langue française, en cela, est encore hautement aristocratique.
Les défenseurs de la complexité, les critiques de l’efficacité omettent quelque chose d’essentiel.
Dans un monde complexe, en constante mutation, où la mixité culturelle, sociale, et inter-ethnique n’a jamais été aussi forte, peut-on accepter que la langue divise alors que son rôle premier et de rapprocher ?
Une langue, c’est une communion, un pont entre des âmes. Lorsque je parle et que l’on me comprend, mon esprit, mes idées prennent vie au dehors de moi, infectent les autres. La langue est un virus qui propage les idées d’esprit à esprit, et c’est dans cet échange que se construisent les sociétés, c’est par cette contagion que naissent les grandes oeuvres intellectuelles, les idées qui change le monde, les amours et les amitiés.
Par là même, une langue est une force émancipatrice. S’exprimer, c’est exister et influencer la marche du monde, si ténu l’impact soit-il. S’exprimer est un acte créateur. “Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu.”
Une langue ne rayonne jamais autant qu’elle est parlée, comprise, et qu’elle remplit sa mission de rapprochement, d’émancipation et de création. Permettre l’accès à la langue, c’est permettre l’accès à l’infini des possibles.